La saison des iris
C’est donc ça la vue du haut de la montagne ? Ou du moins de la colline ? Mercredi j’ai 40 ans, et cette semaine je déménage, comme un clin d’oeil qui me dirait “t’inquiète la vie continue d’augmenter”. Forcément, ces quelques jours avant le grand âge, je les passe dans les cartons, à trier mes sédiments de vie, dans un mood mi-Marie Kondo mi-archiviste. Est-ce que cette énième paire de souliers “sparks la joy” ? Est-ce que la guilde du cool m’en voudra de glisser des années d’exemplaires du New Yorker jamais lus dans la boîte à livres du parc ?
La dernière mise en boîte, le petit autel de gestes et objets où j’ai entreposé mon lien à Iris. Des objets rien qu’à moi, aux codes dont moi seul connaît les secrets. Il faudra leur trouver une nouvelle place, une place dans mon champs visuel mais pas trop, comme ici où je m’endors la tête toujours au même endroit pour les quelques minutes où je peux parler, dans ma tête, à la lumière.
Vu que la vie n’est que coïncidences, on déménage à la saison des iris, la semaine où ils sont les plus beaux, à quelques jours de la fête des mères pour encore plus d’ironie du sort. J’en ai acheté une botte à la mamie du marché du samedi matin, elle m’a fait choisir les plus foncés en prenant soin de nettoyer les boutons avec une petite lame pour qu’ils ne peinent pas à s’ouvrir avant d’emballer les tiges dans une page du journal local.
Bien sûr, de retour à la maison, les vases étaient déjà emballés, roulés dans du papier bulle et agencés bien serrés dans un carton scotché avec les mots vases-fragile-salon au feutre noir sur le dessus. Alors j’ai glissé mes iris dans un bocal, comme si j’offrais un bouquet adolescent, avant de les poser sur une pile de cartons de livres.
Ces iris, ouverts et vites fanés, resteront ici après le dernier carton glissé dans le camion des déménageurs, comme si je laissais un indice pour ne pas me perdre, un pont symbolique entre deux chapitres de vie. Ces attentions à moi-même, égoïstes, sont autant de fils auxquels je m’accroche, chemins invisibles en parallèle de celui dans lequel je coche les mêmes cases que les autres.
Ces cases, dans les archives, sont si nombreuses. J’ai retrouvé le vieil ordi de ma première vie où l’internet m’avait emmené faire le tour du monde pour jouer des remixes de Crookers en buvant des canettes de Sparks. Je n’ai pourtant pas envie de glisser le chargeur Acer vintage qui va avec dans mon panier Amazon pour le redémarrer, parce qu’à part des MP3 en 128kbps et des flyers de soirées, il ne s’y cache sans doute pas grand chose d’autre que des vestiges d’un autel précédent de mon existence, un autel où je prenais sans doute moins soin des gens que j’aime.
Il y aura peut-être la crise de la quarantaine, mais au cours des dernières années je pense avoir réussi à choisir qui j’étais, seul, sans demander aux yeux des autres. Je sais qui j’aime, je sais ce que j’aime, je sais ce qui me manque. La vie augmente, alors on va essayer de grimper encore un col avant de chercher le chemin pour redescendre.